Thursday, November 20, 2014

Automne en Alsace (quelques extraits des souvenirs d'enfance de Clementia, à paraître)

Automne en Alsace

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Automne, saison des récoltes et surtout des vendanges… C’est au mois d’octobre qu’à Guebwiller avait lieu la Fête d’Automne. De nombreux groupes folkloriques d’Alsace et d’Outre-Rhin, des sociétés de musique, des fanfares, ainsi que diverses associations culturelles ou sportives de la région, formaient un défilé autour de chars parés principalement de dahlias de toutes les couleurs.
Alors que je venais d’avoir trois ans, je fis moi aussi partie du défilé, costumée en petite bohémienne, avec mes parents et ma tante. En effet, avant son mariage, ma mère avait fait partie de la Société de Mandolinistes qui défilait, cette année-là encore, aux sons de leurs guitares et mandolines, dans des costumes d’inspiration tzigane. Quelques photos souriantes de groupe sont là pour me rappeler cette journée.

Une autre année, le thème du cortège était basé sur les légendes de la région, et je me souviens des chars représentant la légende du Château du Hugstein[1] et celle du Dragon du Heissenstein[2]. Le dragon sur son rocher était, je crois, fait de dahlias jaunes et orange vif, alors que le château du Hugstein était recouvert de lierre.
La tradition de la Fête d’Automne de Guebwiller s’est malheureusement trop vite perdue. Cet événement était sans doute très lourd à organiser dans notre petite ville, d’autant plus qu’il fallait aussi compter avec la météo incertaine des jours d’automne. S’il avait eu lieu pendant les vacances d’été, il aurait peut-être presque pu connaître le même succès touristique que la Fête des Ménétriers de Ribeauvillé ou le Corso Fleuri de Sélestat, pour ne citer que deux grandes manifestations très courues encore de nos jours en Alsace par la foule estivale.
Je crois que la dernière Fête d’Automne eut lieu vers l’époque de mes dix ans. Cette année-là, c’est sur un char représentant la bière d’Alsace que je reconnus Mireille, l’une de mes camarades de classe, costumée en alsacienne. Si je n’avais jamais eu auparavant l’occasion de voir une plante de houblon, c’est grâce à une fleur que Mireille me lança depuis le char où elle était assise que j’ai découvert ce jour-là le parfum caractéristique des jolis pompons vert pâle, qui m’évoquaient un peu des artichauts en miniature dont les fragiles pétales formeraient des sortes de petites pommes de pin au parfum à la fois âpre et musqué.

Une vue du cimetière de Guebwiller
(© photo : Esclarmonde Ramadour)


La fin du mois d’octobre ou le début du mois de novembre était l’occasion d’une grande promenade en famille, où nous descendions au cimetière. N’ayant pas de voiture, nous nous déplacions toujours à pied dans les rues de Guebwiller. Comme nous habitions la Ville Haute, nous passions rejoindre mes grands-parents et ma tante qui habitaient la Ville Basse. Puis nous partions tous ensemble vers le cimetière qui est situé à la sortie de la ville (en direction de Bergholtz, Bergholtz-Zell et Orschwihr, les trois villages où mon père était facteur). Je pense que, depuis le quartier de la Breilmatt où nous habitions, en faisant le détour par mes grands-parents rue Emile de Bary, il devait bien y avoir cinq kilomètres jusqu’au cimetière. Avec tout autant pour le retour, c’était une grande promenade tranquille, qui durait toute une après-midi, au rythme lent du pas de ma grand-mère sur lequel nous alignions le nôtre. Autant que je me souvienne, je crois que cette sortie familiale au cimetière a eu lieu une ou deux fois, tout au plus…
Sous les arbres de l’allée qui longe la gare, se tenait chaque année en cette saison le marchand de marrons chauds. C’était une joie de manger cette friandise odorante qui, dans un cornet formé de papier journal, me réchauffait les mains dans la froideur de ce début du mois de novembre. Les arbres de l’allée de la gare avaient déjà perdu presque tout leur feuillage et j’aimais fouler ce tapis doré et odorant. Je traînais mes pieds par terre tout en faisant de grands pas, afin qu’un maximum de feuilles se soulèvent, s’écartant sur mon passage en une marée mordorée, toute de bruissements et de frais chuchotis (« mordoré » : ce mot ouvrait la porte vers mes rêveries ; je l’avais entendu dans une ou deux histoires et on m’en avait expliqué le sens, les nuances d’ors et de bruns qu’offre cette saison qui a de tous temps inspiré les poètes).
Après l’allée aux grands arbres, nous traversions la Lauch ; nous tournions à gauche pour rejoindre l’usine à gaz, à la construction de laquelle mon grand-père avait participé lorsqu’il était maçon. Quelques centaines de mètres plus loin, nous apercevions le clocher de la chapelle du cimetière. J’ai l’impression que cette petite église au bord de la route était fermée la plupart du temps, car autant que je me souvienne j’ai pu en apercevoir l’intérieur une fois seulement, bien des années plus tard, alors que l’édifice bénéficiait enfin de travaux de rénovation longtemps attendus.
Devant la porte du cimetière, deux ou trois stands de marchands de fleurs passaient presque inaperçus devant l’omniprésence un peu trop insistante des vendeurs du Bleuet du Souvenir Français. On m’avait expliqué que cette petite fleur en papier, à porter au revers de col du veston ou du manteau, était vendue au profit des invalides de guerre, ainsi que des veuves et orphelins de guerre.
Beaucoup de monde se pressait dans les allées du cimetière et inévitablement nous rencontrions quelques personnes de notre connaissance, avec lesquelles les adultes, et plus particulièrement ma grand-mère, avaient généralement un brin de causette de quelques longues minutes... Pendant ce temps, je visitais les tombes à l’entour, admirant fleurs, stèles et statues.
Pour moi, l’endroit le plus émouvant se trouvait tout près de l’entrée : le carré où la plupart des tombes sont surmontées par une statue d’angelot : c’est là qu’étaient enterrés les enfants, tout près de la chapelle, car sans conteste leur trop courte vie n’avait pas pu les éloigner du droit au Paradis. Il y avait, entre autres enfants, la fille aînée de Lisy (collègue de ma mère), dont le grand-père fossoyeur habitait le logement de garde du cimetière dont il était en quelque sorte le concierge.
Ensuite, nous contournions une sorte d’enclos où sont les sépultures de personnalités guebwilleroises, notamment quelques caveaux des familles de nobles et d’industriels qui, au dix-neuvième siècle, avaient été à l’origine de l’essor de l’industrie textile dans la ville de Guebwiller et dans le Florival.
La tombe que nous allions fleurir d’un gros bouquet de dahlias du jardin de ma tante était située plus loin, dans ce qui était à l’époque presque le bout du cimetière, avant qu’à la fin des années soixante celui-ci ne fût considérablement prolongé pour accueillir de nouvelles concessions. Mon arrière-grand-mère maternelle, ainsi que sa mère, étaient ensevelies là, et je crois que mes grands-parents venaient ainsi, environ deux à trois fois par an, comme en pèlerinage pour fleurir la tombe, vers ce qui serait aussi, des années plus tard, leur dernier repos.
J’aurai l’occasion de reparler de la foi tranquille qu’ont su me donner mes parents. Cette visite au jardin des morts ne m’inspirait aucune crainte, même si on me racontait des circonstances de décès parfois particulièrement tragiques. Ma conviction était déjà que les morts ne connaitraient désormais plus ni tristesse, ni douleur, ni maladie, et que leur « petit cœur » se reposait tranquillement au ciel alors que le cimetière était juste un grand jardin où l’on pouvait leur rendre visite pour mieux se rappeler d’eux et leur montrer (comme s’ils ne le savaient pas déjà, de là où ils se trouvaient à présent) qu’on ne les oubliait pas.

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[1] Le château du Hugstein est situé à flanc de montagne sur la route qui mène de Guebwiller à Buhl
[2] Le Heissenstein est le nom du coteau situé à Guebwiller Ville-Haute, et a donné son nom au stade de sports, ainsi qu’à l’ancienne gare de marchandises qui desservait les usines N.O.S.O.C.O. et Meyer-Sansboeuf