Saturday, December 06, 2014

Saint Nicolas à Guebwiller (quelques extraits des souvenirs d'enfance de Clementia, à paraître)

Saint Nicolas à Guebwiller

Le cinq décembre au soir, veille de la Saint-Nicolas, est pour les enfants d’Alsace un moment particulier, attendu avec une impatience souvent mêlée de crainte, selon qu’ils aient été bien gentils ou désobéissants pendant l’année écoulée.
D’r Santi Kloïs[1] est le patron des écoliers, et à ce titre il vient leur rendre visite le soir qui précède sa fête sur le calendrier.

De nos jours, Santi Kloïs commence sa tournée par les écoles maternelles et primaires. Pour préparer sa venue, les enfants ont appris une chanson ou une récitation dont il est le héros et qu’ils chanteront ou diront en son honneur au moment de son passage. Souvent, les élèves préparent aussi chacun un bricolage, par exemple une petite corbeille à son effigie dans laquelle ils trouveront quelques sucreries, ou bien un petit Saint Nicolas de papier ou de feutrine qui pourra être accroché au sapin de Noël…
Lorsqu’il visite les écoles, le Saint Nicolas arrive généralement en calèche, ou plus rarement sur son âne. Enveloppé dans sa houppelande et coiffé de sa mitre, il tient à la main sa grande canne surmontée d’une crosse : n’oublions pas que de son vivant, ce saint était évêque de Myre… Alors qu’on devine un sourire sous sa barbe blanche, il écoute avec bienveillance les enfants qui récitent ou chantent un petit compliment, puis il félicite les bons élèves et distribue à tous chocolats, pains d’épices et clémentines. A part le conducteur de la calèche, personne ne vient généralement avec lui dans les écoles.
Mais le soir venu, pour sa visite dans les familles, il est accompagné d’un personnage beaucoup plus inquiétant : le Père Fouettard, qui en Alsace se nomme Hans Trapp

Dans mon enfance, Saint Nicolas n’avait pas encore l’habitude de venir rencontrer les élèves comme il le fait maintenant dans les écoles d’Alsace : nous trouvions simplement les pains d’épices, chocolats et clémentines sur nos pupitres au retour de la récréation, car ils avaient été distribués pendant les quelques minutes où nous jouions dans la cour. Récitations ou chansons étaient exécutées en chœur par toute la classe en son honneur : nous étions certains qu’il nous voyait et nous entendait de là où il était déjà reparti…
A la fin de la journée d’école, nous rentrions à la maison comme d’habitude, mais ce jour-là il était de tradition dans les familles alsaciennes d’attendre le passage du Santi Kloïs autour d’un goûter de fête : nous mangions des Mannala en dégustant un bon chocolat chaud. Pour cette occasion, ma tanteRig savait même le préparer « à l’ancienne » : si je me souviens bien de ses explications, elle faisait fondre toute une tablette de chocolat noir dans un pichet de lait bouillant additionné de sucre et d’un peu de cannelle, puis elle mélangeait cela énergiquement à la main avec le fouet métallique. Le chocolat chaud devenait alors bien mousseux. Ça sentait bon dans toute la maison et c’était un vrai régal.
Tout en dégustant cette collation, chacun tendait l’oreille pour essayer d’entendre à l’extérieur le tintement de la clochette qui annonçait l’arrivée du saint homme…
Subitement, la porte s’ouvrait avec brusquerie et surgissait avec fracas un personnage sombre que les enfants n’osaient pas trop regarder : muni d’un grand fouet de branchages, c’était Hans Trapp, le Père Fouettard dont tant de parents prédisaient la venue tout au long de l’année à ceux qui désobéissaient ! Hans Trapp était à la recherche des méchants enfants pour les emporter dans son grand sac qui semblait agité de soubresauts…
Enfin, quand les enfants les moins sages, qui n’avaient pas du tout la conscience tranquille, étaient à la limite de trembler de peur, la porte s’ouvrait à nouveau : c’était le Grand Saint Nicolas qui arrivait pour les sauver ! Le saint homme calmait son acolyte, tout en faisant promettre aux enfants désobéissants qu’ils seraient dorénavant sages comme des images, sinon l’an prochain il ne pourrait peut-être pas empêcher Hans Trapp d’enlever les petits sacripants à la douceur du nid familial.


Ensuite venait la distribution de douceurs, chocolats, pains d’épices et sucreries pour les bons élèves et les enfants sages. Mais les cancres et les vilains ne recevaient qu’un petit fouet décoré de quelques étoiles chocolatées en sucre et quelques morceaux de Baradrack - il paraît même que parfois ceux qui avaient été vraiment très méchants recevaient seulement de véritables morceaux de charbon, ainsi qu’un vrai fouet ou même un martinet aux menaçantes lanières de cuir… D’r Santi Kloïs donnait aussi des noix et des clémentines pour toute la famille.
Chaque enfant remerciait en interprétant un poème, une comptine ou une chanson. Souvent, la maman servait aussi au Santi Kloïs un café avec un petit verre de schnaps (ou un verre de vin chaud) et on n’oubliait pas de lui donner aussi une carotte et quelques morceaux de sucre pour son âne qui attendait dehors.
Après cela, Santi Kloïs et Hans Trapp continuaient leur tournée dans le soir tombant, après que les enfants aient promis une nouvelle fois d’être bien sages dorénavant.

Ce n’est pas pour me vanter, mais il faut reconnaître que je ne me souviens pas d’avoir reçu la visite du Père Fouettard. En effet, j’avais de bons résultats scolaires et Saint Nicolas, qui venait chez nous seul, me faisait juste promettre de faire des efforts pour être moins insolente, moins bavarde, et d’arriver désormais à l’heure à l’école…


[1] D’r Santi Kloïs : (alsacien)  le Saint-Nicolas


Monday, December 01, 2014

Saint-André à Guebwiller (quelques extraits des souvenirs d'enfance de Clementia, à paraître)

Saint André à Guebwiller

Marché de la Saint-André à Guebwiller 1958
© Clementia Garayt, collection personnelle de l'auteur

Vers la fin du mois de novembre, les préparatifs de Noël commençaient activement comme dans toute famille alsacienne.
Les traditions pâtissières d’Alsace sont particulièrement riches de recettes diverses qui nous viennent du fond des âges. Chaque famille a ses propres trucs et tours de main pour tant de douceurs dont les noms se prononcent différemment d’une ville à l’autre. Si les petits gâteaux de Noël s’appellent Wihnachtsbredele au Nord de l’Alsace, mon enfance guebwilleroise s’en souvient en tant que Wihnachtsbredala, ou Wihnachtsbredla.
Quand les maisons embaument les effluves de vanille et de cannelle des Bredla sortant du four, ou les arômes délicieux de pain d’épices, on sait que Noël pointe doucement le bout de son nez.

Fin novembre, le facteur apportait chez nous une grande enveloppe venant d’Allemagne : c’était le Wihnachtskalander[1] envoyé par Tanta Leni[2], la grand-tante qui vivait à Berlin.
Quand j’étais enfant, ces calendriers n’étaient pas aussi variés et extravagants que ceux que l’on trouve maintenant dans les magasins, où toutes les grandes marques de chocolats et de joujoux rivalisent de créativité pour proposer chaque années des produits trop chers pour de modestes budgets. Dans les années soixante, le calendrier d’Avent ressemblait aux cartes de vœux de fin d’année rehaussées de petites paillettes : un paysage d’hiver, unPère Noël, des angelots, des enfants devant le sapin ou jouant dans la neige…
Chaque matin de décembre, on cherchait la fenêtre à ouvrir qui correspondait à la date : c’était ainsi chaque jour une petite illustration se rapportant se rapportant à la période de l’Avent, que l’on découvrait ainsi. Et le vingt-quatre décembre, une fenêtre plus grande dévoilait l’image de la crèche avec l’Enfant Jésus entre ses parents. Ce calendrier, qui n’avait encore rien de gourmand, permettait aux enfants – même ceux qui ne savaient encore ni lire, ni compter – de patienter en « comptant les jours » jusqu’à Noël.
Quelques années plus tard, maman  trouva dans un magazine un modèle de calendrier d’Avent qu’elle confectionna sous la forme d’un bonhomme de neige en tapisserie au point noué sur toile de jute – un bonhomme blanc au chapeau haut de forme noir, sur fond rouge – cousant, sous cette image de laine, deux rangées d’une douzaine de poches en feutrine rose sur lesquelles elle avait brodé les dates de l’Avent. Ensuite, dans ce calendrier accroché au mur, elle glissait une surprise gourmande pour chaque jour : décorations de chocolat qui se mettent aussi sur le sapin de Noël (boule fourrée à la crème, praliné, bouteille fourrée de sirop liquoreux), bonbon, sucette ou autre petite sucrerie… Ce calendrier pouvait désormais servir chaque année. Plus tard, cette tapisserie du bonhomme de neige fut transformée en un coussin que mes enfants ont encore connu.

A Guebwiller, l’ambiance de Noël s’installait vraiment à partir du Marché de la Saint-André (Andreesmarkt), qui a encore toujours lieu le lundi précédant le six décembre, jour de la Saint-Nicolas.
Toute la rue de la République, l’artère commerçante de la ville, était animée de stands où l’on pouvait trouver son bonheur pour les préparatifs de Noël : sapins et décorations, ingrédients pour toutes les pâtisseries traditionnelles, idées de cadeaux…
Le vendeur de bonbons et petits gâteaux, qui était aussi chaque semaine au marché, avait pour la Saint-André un étalage plus grand, offrant un plus grand choix pour les gourmands.
Entre les divers bonimenteurs vantant de quasi-miraculeux et très modernes articles de cuisine (que l’on ne nommait pas encore gadgets), et les cris de marchands de linge de maison aux lots particulièrement attractifs, on rencontrait la camionnette de « Jojo l’Andouille » qui, revêtu de son costume folklorique, vendait ses spécialités charcutières bretonnes.
Un peu plus loin, on était attiré par les arômes alléchants de la barbe à papa et ceux des cacahuètes enrobées de praliné grillées sur place.
On pouvait aussi trouver pulls, écharpes et bonnets, chaussettes et gants bien chauds, à côté de pelotes de laine, ainsi que des bottes fourrées pour affronter les rigueurs de l’hiver et d’authentiques charentaises, auprès de plusieurs commerçants ambulants, qui avaient installé plusieurs étalages, de la Ville Basse à la Ville Haute.
L’arôme entêtant du vin chaud vous apportait ses enivrantes senteurs d’anis et de cannelle, invitant le chaland à prendre le temps d’une dégustation pour se réchauffer d’abord les mains autour du verre en Duralex, puis le cœur et le corps par le pouvoir merveilleux de ce nectar parfumé.
Chaque boucherie de la ville avait aussi devant sa boutique un stand bien achalandé en foie gras, terrines et pâtés en croûte, et toutes les variétés de charcuteries alsaciennes servies à la découpe. Le poissonnier-traiteur avait installé devant son magasin une rôtissoire d’où s’échappaient les arômes des poulets qui tournaient doucement en cuisant sur leurs broches. Plus loin, l’odeur des Werschtla[3] promettait aux amateurs un régal sur le pouce : deux saucisses avec un peu de moutarde et un peu de pain, sur une barquette de carton ­ (celle-ci était sans doute fabriquée chez Carto-Rhin, la cartonnerie locale).
Les drogueries-parfumeries aussi avaient un stand devant leur magasin, et l’on pouvait y voir, côtoyant des Hüaschtabumbum[4], des sous-vêtements chauffants contre les douleurs et les rhumatismes, des coffrets-cadeaux de parfumeurs réputés où se déclinaient tant de fragrances, du parfum au savon, en passant par le talc et le lait de toilette.
L’une des attractions principales du marché de Saint-André, c’était justement l’un des droguistes de la Ville Haute : « d’r Frick Popoli »[5], affublé d’une grosse tête d’ours brun en carton-pâte, à la manière des grosses-têtes carnavalesques. On entendait de loin sa voix de stentor annoncer « Do gebt’s Baradrack ! »[6]. En effet, il vendait des gros morceaux de réglisse (du même goût que le Zan, mais c’était encore plus corsé) qu’il débitait à l’aide d’un marteau depuis un gros pain de réglisse, selon le même principe que le sucre était mis en morceaux inégaux depuis un pain de sucre du temps de mes arrière-grands-parents. On repérait ce stand de loin, entre Popoli l’ours-vendeur et les senteurs fortes de la réglisse !
C’est connu, la réglisse est bonne contre la toux, de même que la sève de pin. Les bonbons à la sève de pin des Vosges étaient aussi présents au Andreesmarkt, avec la petite carriole d’un marchand forain, tirée par une charmante petite chèvre dont le but était d’attirer l’attention des enfants et d’émouvoir le cœur des passants, envers lesquels il faut reconnaître que le marchand exerçait quand même un léger chantage à l’affection, pour proposer ses lots de boîtes de bonbons en forme de cônes de sapin, qui étaient aussi agréables à la vue et à l’odorat que doux pour des gorges irritées par le froid.
Les boulangers avaient installé, devant leurs boutiques, des stands de petits pains où l’on trouvait plus particulièrement les typiques Schnackla[7], et aussi les Mannala[8]. On trouvait aussi des Btattschtal[9] géants et des Mannala de même grandeur (au moins une quarantaine de centimètres), qui étaient les cadeaux traditionnels entre parrain ou marraine et leurs filleuls.

Au cours de cette promenade rétrospective au Andreesmarkt de mon enfance, je ne dois surtout pas oublier de vous parler de tous les sujets de chocolat moulé, déclinés en plusieurs tailles sur les thèmes de Saint Nicolas et du Père Noël. On trouvait bien évidemment aussi les traditionnelles « langues » de Labküächa[10] que l’on surnomme aussi Waschbrattla[11] en raison de leur forme. Ces pains d’épices étaient la plupart du temps décorés d’une chromolithographie, belle image de papier très « kitsch » représentant le Saint Nicolas avec ou sans son âne, ou le Père Noël portant un petit sapin, ou des petits nains, ou des angelots, des écoliers – la fille revêtue d’un Dirndl [12] et le garçon de Lederhosen[13]… Quelle belle variété d’images colorées très prisées des collectionneurs !
Il y avait aussi des sortes de fouets faits d’un bouquet de fines branches sur lesquelles étaient accrochées quelques sucreries. Ces fouets étaient ceux que Saint Nicolas et son acolyte d’r Hans Trapp[14] donneraient aux enfants désobéissants comme seul cadeau, avec quelques morceaux de Baradrack, la fameuse réglisse symbolisant des crottes d’ours - ou pire encore : avec quelques vrais morceaux de charbon pour les enfants très désobéissants - lors de leur visite le soir de la Saint-Nicolas. Par contre, les sujets de chocolat moulé seraient offerts aux enfants sages avec des pains d’épices, quelques noix et quelques clémentines.

Parmi toutes les gourmandises d’un Noël alsacien, n’oublions surtout pas leBeerawecka[15], qui est une très énergétique spécialité faite de fruits séchés (poires, pommes, figues, pruneaux, noix, noisettes, amandes…) et d’épices, mélangés à une pâte à pain que l’on façonne sous forme de saucissons de toutes grandeurs avant de les cuire au four. Au marché de Saint André, on pouvait en acheter de déjà préparés, mais plusieurs stands vendaient aussi au poids les différents ingrédients, de même que les fruits confits et épices nécessaires à la confection des Bredala dont les recettes sont aussi nombreuses que variées.

Comme le marché de Saint-André précédait la fête du « grand Saint Nicolas », il n’y avait pas lieu de s’étonner de le rencontrer, se promenant en chair et en os parmi les chalands. Mais ce qui était plus étonnant, c’était de croiser en plusieurs endroits de ce marché des personnages costumés - s’agissait-il de sosies du Père Noël ou de Saint Nicolas ? - chacun accompagné d’un photographe qui mitraillait de son appareil les adultes accompagnés d’enfants, puis leur remettait un ticket pour le cas où les parents souhaiteraient se procurer un tirage de la photo-souvenir de leur bambin en compagnie de cet être mythique à la longue barbe blanche et au grand manteau rouge. Quel enfant pouvait encore croire auPère Noël, après en avoir rencontré plusieurs exemplaires différents en l’espace de quelques minutes à peine !

C’est à partir du lundi du marché de Saint-André qu’étaient allumées les illuminations de Noël. La série de guirlandes comportant chacune une grande étoile en son centre, qui formaient comme un chemin dans le ciel tout au long de la rue de la République, ainsi que les vitrines des commerçants, toutes plus originales et enchanteresses les unes que les autres, apportaient leur part de rêve dans les yeux des passants, petits et grands enfants : Noël approchait…







[1] Wihnachtskalander (en alsacien)  :Weihnachtskalender ou Adventskalender (en allemand) : calendrier de l’Avent

[2] Tanta Leni (en alsacien)  : Tante Lenchen  (en allemand) : Leni/Lenchen est le diminutif de Madeleine – ici c’était Magdalena, la plus jeune sœur de Grossvater (mon grand-père)

[3] Werschtla Knacks, saucisses de Strasbourg ou de Francfort

[4] Hüaschtabumbum : (alsacien) bonbons pour la toux

[5] « d’r Frick Popoli » : le célèbre Popaul, de son vrai nom Paul Frick, figure bien connue du Théâtre Alsacien de Guebwiller

[6] « Do gebt’s Baradrack ! » : « Ici, il y a de la crotte d’ours !»

[7] Schnackla : escargot, petit pain brioché aux raisins secs, dont la forme aplatie évoque le dessin en spirale d’une coquille d’escargot

[8] Mannala : petit pain brioché en forme de bonhomme, d’où le nom

[9] Btattschtal : Bretzels

[10] Labküächa : pain d’épices

[11] Waschbrattla : petites planches à lessiver

[12] Dirndl : robe folklorique du costume traditionnel de plusieurs régions d’Allemagne, Suisse et Autriche

[13] Lederhosen : culotte courte de cuir du costume masculin des mêmes régions que leDirndl

[14] d’r Hans Trapp : le Père Fouettard

[15] Beerawecka : littéralement, pain aux poires

Thursday, November 20, 2014

Automne en Alsace (quelques extraits des souvenirs d'enfance de Clementia, à paraître)

Automne en Alsace

(...)

Automne, saison des récoltes et surtout des vendanges… C’est au mois d’octobre qu’à Guebwiller avait lieu la Fête d’Automne. De nombreux groupes folkloriques d’Alsace et d’Outre-Rhin, des sociétés de musique, des fanfares, ainsi que diverses associations culturelles ou sportives de la région, formaient un défilé autour de chars parés principalement de dahlias de toutes les couleurs.
Alors que je venais d’avoir trois ans, je fis moi aussi partie du défilé, costumée en petite bohémienne, avec mes parents et ma tante. En effet, avant son mariage, ma mère avait fait partie de la Société de Mandolinistes qui défilait, cette année-là encore, aux sons de leurs guitares et mandolines, dans des costumes d’inspiration tzigane. Quelques photos souriantes de groupe sont là pour me rappeler cette journée.

Une autre année, le thème du cortège était basé sur les légendes de la région, et je me souviens des chars représentant la légende du Château du Hugstein[1] et celle du Dragon du Heissenstein[2]. Le dragon sur son rocher était, je crois, fait de dahlias jaunes et orange vif, alors que le château du Hugstein était recouvert de lierre.
La tradition de la Fête d’Automne de Guebwiller s’est malheureusement trop vite perdue. Cet événement était sans doute très lourd à organiser dans notre petite ville, d’autant plus qu’il fallait aussi compter avec la météo incertaine des jours d’automne. S’il avait eu lieu pendant les vacances d’été, il aurait peut-être presque pu connaître le même succès touristique que la Fête des Ménétriers de Ribeauvillé ou le Corso Fleuri de Sélestat, pour ne citer que deux grandes manifestations très courues encore de nos jours en Alsace par la foule estivale.
Je crois que la dernière Fête d’Automne eut lieu vers l’époque de mes dix ans. Cette année-là, c’est sur un char représentant la bière d’Alsace que je reconnus Mireille, l’une de mes camarades de classe, costumée en alsacienne. Si je n’avais jamais eu auparavant l’occasion de voir une plante de houblon, c’est grâce à une fleur que Mireille me lança depuis le char où elle était assise que j’ai découvert ce jour-là le parfum caractéristique des jolis pompons vert pâle, qui m’évoquaient un peu des artichauts en miniature dont les fragiles pétales formeraient des sortes de petites pommes de pin au parfum à la fois âpre et musqué.

Une vue du cimetière de Guebwiller
(© photo : Esclarmonde Ramadour)


La fin du mois d’octobre ou le début du mois de novembre était l’occasion d’une grande promenade en famille, où nous descendions au cimetière. N’ayant pas de voiture, nous nous déplacions toujours à pied dans les rues de Guebwiller. Comme nous habitions la Ville Haute, nous passions rejoindre mes grands-parents et ma tante qui habitaient la Ville Basse. Puis nous partions tous ensemble vers le cimetière qui est situé à la sortie de la ville (en direction de Bergholtz, Bergholtz-Zell et Orschwihr, les trois villages où mon père était facteur). Je pense que, depuis le quartier de la Breilmatt où nous habitions, en faisant le détour par mes grands-parents rue Emile de Bary, il devait bien y avoir cinq kilomètres jusqu’au cimetière. Avec tout autant pour le retour, c’était une grande promenade tranquille, qui durait toute une après-midi, au rythme lent du pas de ma grand-mère sur lequel nous alignions le nôtre. Autant que je me souvienne, je crois que cette sortie familiale au cimetière a eu lieu une ou deux fois, tout au plus…
Sous les arbres de l’allée qui longe la gare, se tenait chaque année en cette saison le marchand de marrons chauds. C’était une joie de manger cette friandise odorante qui, dans un cornet formé de papier journal, me réchauffait les mains dans la froideur de ce début du mois de novembre. Les arbres de l’allée de la gare avaient déjà perdu presque tout leur feuillage et j’aimais fouler ce tapis doré et odorant. Je traînais mes pieds par terre tout en faisant de grands pas, afin qu’un maximum de feuilles se soulèvent, s’écartant sur mon passage en une marée mordorée, toute de bruissements et de frais chuchotis (« mordoré » : ce mot ouvrait la porte vers mes rêveries ; je l’avais entendu dans une ou deux histoires et on m’en avait expliqué le sens, les nuances d’ors et de bruns qu’offre cette saison qui a de tous temps inspiré les poètes).
Après l’allée aux grands arbres, nous traversions la Lauch ; nous tournions à gauche pour rejoindre l’usine à gaz, à la construction de laquelle mon grand-père avait participé lorsqu’il était maçon. Quelques centaines de mètres plus loin, nous apercevions le clocher de la chapelle du cimetière. J’ai l’impression que cette petite église au bord de la route était fermée la plupart du temps, car autant que je me souvienne j’ai pu en apercevoir l’intérieur une fois seulement, bien des années plus tard, alors que l’édifice bénéficiait enfin de travaux de rénovation longtemps attendus.
Devant la porte du cimetière, deux ou trois stands de marchands de fleurs passaient presque inaperçus devant l’omniprésence un peu trop insistante des vendeurs du Bleuet du Souvenir Français. On m’avait expliqué que cette petite fleur en papier, à porter au revers de col du veston ou du manteau, était vendue au profit des invalides de guerre, ainsi que des veuves et orphelins de guerre.
Beaucoup de monde se pressait dans les allées du cimetière et inévitablement nous rencontrions quelques personnes de notre connaissance, avec lesquelles les adultes, et plus particulièrement ma grand-mère, avaient généralement un brin de causette de quelques longues minutes... Pendant ce temps, je visitais les tombes à l’entour, admirant fleurs, stèles et statues.
Pour moi, l’endroit le plus émouvant se trouvait tout près de l’entrée : le carré où la plupart des tombes sont surmontées par une statue d’angelot : c’est là qu’étaient enterrés les enfants, tout près de la chapelle, car sans conteste leur trop courte vie n’avait pas pu les éloigner du droit au Paradis. Il y avait, entre autres enfants, la fille aînée de Lisy (collègue de ma mère), dont le grand-père fossoyeur habitait le logement de garde du cimetière dont il était en quelque sorte le concierge.
Ensuite, nous contournions une sorte d’enclos où sont les sépultures de personnalités guebwilleroises, notamment quelques caveaux des familles de nobles et d’industriels qui, au dix-neuvième siècle, avaient été à l’origine de l’essor de l’industrie textile dans la ville de Guebwiller et dans le Florival.
La tombe que nous allions fleurir d’un gros bouquet de dahlias du jardin de ma tante était située plus loin, dans ce qui était à l’époque presque le bout du cimetière, avant qu’à la fin des années soixante celui-ci ne fût considérablement prolongé pour accueillir de nouvelles concessions. Mon arrière-grand-mère maternelle, ainsi que sa mère, étaient ensevelies là, et je crois que mes grands-parents venaient ainsi, environ deux à trois fois par an, comme en pèlerinage pour fleurir la tombe, vers ce qui serait aussi, des années plus tard, leur dernier repos.
J’aurai l’occasion de reparler de la foi tranquille qu’ont su me donner mes parents. Cette visite au jardin des morts ne m’inspirait aucune crainte, même si on me racontait des circonstances de décès parfois particulièrement tragiques. Ma conviction était déjà que les morts ne connaitraient désormais plus ni tristesse, ni douleur, ni maladie, et que leur « petit cœur » se reposait tranquillement au ciel alors que le cimetière était juste un grand jardin où l’on pouvait leur rendre visite pour mieux se rappeler d’eux et leur montrer (comme s’ils ne le savaient pas déjà, de là où ils se trouvaient à présent) qu’on ne les oubliait pas.

(...)








[1] Le château du Hugstein est situé à flanc de montagne sur la route qui mène de Guebwiller à Buhl
[2] Le Heissenstein est le nom du coteau situé à Guebwiller Ville-Haute, et a donné son nom au stade de sports, ainsi qu’à l’ancienne gare de marchandises qui desservait les usines N.O.S.O.C.O. et Meyer-Sansboeuf